Synopsis du film :
Touroulis ou la vie secrète des causses
Fin juillet, aire du Caylar. La ruche des vacanciers bat son plein autour des commerces installés à leur intention. Le va-et-vient incessant des automobiles entrant et sortant des tunnels du pas de l’escalette trouve leur écho pédestre de leurs équipages tournant autour de la cafétéria, des boutiques ou des toilettes de l’aire. D’autres préfèrent poursuivre leur route, traverser d’un trait le plateau du Larzac… et s’arrêter à son autre bord, sur l’aire du viaduc de Millau, avant de sauter la vallée du Tarn comme en volant du causse vers les plateaux du Lévezou, du calcaire à la silice.
Non loin de là, non loin même du village du Caylar, derrière cet amas de roche où les hommes ont planté une croix comme à leur habitude, près d’un champ quelque peu délaissé par les troupeaux, Touroulis fait une pause. Ses grands yeux de chouette mi-clos, comme écoutant la terre. Touroulis, c’est un oiseau, l’oedicnème criard, de la famille des burhinidés. Ils ne sont pas rares sur Terre, Touroulis compte des cousins au Pérou, en Inde, au Sénégal, en Australie. En Iran, les poètes célèbrent même son chant. Mais en Europe, en France et ici, sur le Larzac et les causses aveyronnais, il disparaît. Il en resterait moins d’une centaine à y vivre.
Pourtant, il est un des habitants endémiques de ces terres calcaires, il roule autant les « R » dans son chant que les vieux humains du coin. Ce sont ces mêmes vieux, qui antan écoutaient son chant et à présent menacent son existence. Près des friches de l’homme et de ses pâturages, Touroulis se sentaient à l’abri des prédateurs, mais avec les pesticides, les dérangements, l’urbanisation, l’abandon du pastoralisme, tout est devenu plus chaotique pour celui que l’on nomme aussi courlis de terre. Ici, on l’appelle Touroulis. Cette année, il n’a pas trouvé de belle pour pondre des enfants. Sinon à cette époque, la quiétude de Touroulis serait un peu plus troublée par ses petits qui se préparent à voler.
La quiétude, c’est bien ce que recherche cet oiseau atypique, qui préfère marcher sur ses pattes d’échassier que voler. Ce qu’il fait, mais la nuit. En toute discrétion. Discret le jour, discret la nuit, « pour vivre heureux vivons caché », croyait-il. Posé sur le sol, immobile, Touroulis entend d’une ouïe distraite l’intense activité automobile autour de l’aire du Larzac. Il l’entend, mais il ne l’écoute pas. Posé sur le sol, immobile, ses longues pattes repliées, il écoute plutôt cette sorte de ronronnement sous la pierre calcaire du Larzac. Un bruit comme du sang coulant dans une artère, comme un métro mais à 2000 lieues des pensées des hommes, une course fluide qui donne toute sa vie dans ces régions qui seraient sinon hostiles. L’eau. L’eau qui roule sous le Larzac, et le causse qui devient réservoir de vie, sinon matrice de toute flore et de toute faune, mère avant la mère, qui sourd et court comme un frisson sous le ventre de Touroulis. Partout où cette eau sort des entrailles des causses naît la vie. Que ce soit près de là, au cirque de Navacelles avec la Vis dessinant ses lacets vers la Mer Méditerranée, là-bas avec la Sorgue dont les eaux iront de rivière en fleuve jusqu’à l’océan Atlantique, ou plus au nord de l’Aveyron en sortant en ruisseaux tout autour de Salles-la-Source. Autant d’eau sous les causses, sous leur austère carapace calcaire, qui berce la quiétude de Touroulis, le ventre posé sur la terre et la pierre, mais aussi qui semble diriger ses courses terrestres, d’un endroit à un autre, et jusqu’à ses vols de nuit qu’il entreprend vers ses points de nidification ou de rassemblement.
Cette nuit, Touroulis s’envolera justement vers Salles-la-Source. Pas d’un trait, lentement, d’un point à un autre, comme pour visiter ce département où il est né il y a 12 ans. Le visiter peut-être une dernière fois : il se fait vieux maintenant, et au printemps prochain, peut-être ne reviendra-t-il pas. Traverser encore une fois l’Aveyron, et surtout ses causses, sa faune et sa flore, ses troupeaux de mouton, ses villages des hommes blottis comme ses nids dans un creux du causse ou à l’inverse fièrement perchés sur un promontoire, Saint-Jean d’Alcas, La Couvertoirade, Rodelle, Bozouls, Muret-le-Château, avec parfois ces hommes qui s’accrochent encore comme lui au bon vieux temps d’alors, taillant la vigne, labourant ou péchant, ou ceux qui jouent dans ses décors, dans ses gorges et ses entrailles ou sur ses falaises… Oui, Touroulis encore une fois jettera ses yeux de chouette sur ce monde qu’il habite, mais pour l’instant, le ventre posé sur terre, immobile, goûter au soleil en paix.
Une ombre passe au-dessus de Touroulis : un vautour fauve. Pas vraiment un ami, mais autrement plus chanceux que lui. Aujourd’hui l’homme s’occupe du charognard, et fait en sorte qu’il ne disparaisse pas des causses.
Alors que lui, Touroulis, l’oedycnème criard qui chante au crépuscule, disparaît.
Sans un bruit.
Laurent Roustan